Des miliciens sans armes dans un couvent
près de la mer, Salma, Liban, 1986

Salma a quitté son couvent dans la montagne pour un autre dans le nord du pays, près de la mer, situé entre une ville tenue par les phalangistes et une autre, par des milices musulmanes. Elle accueille les miliciens de tous les bords. Miliciens chrétiens et musulmans, soldats libanais et syriens se croisent chez elle. Quand ils font le trajet dans un sens ou l’autre, ils s’arrêtent faire une pause, prendre un café, se confesser. Les armes restent à l’extérieur et personne ne demande à voir les pièces d’identité.

Un matin, Salma a trouvé un bébé déposé devant l’entrée du couvent. C’était courant pendant la guerre (et « encore maintenant » m’a dit la responsable d’une association) d’abandonner son enfant. On en décompte plus de dix mille qui auraient été adoptés illégalement. Des années plus tard, ce bébé était devenu une femme, et elle était revenue. Adoptée à l’âge de deux ans par une famille française et ayant grandi à Marseille, elle cherchait ses parents. Elle voulait renouer avec son histoire mais Salma n’avait pas pu l’aider, elle n’en savait rien, elle ne connaissait ni sa mère, ni son père, elle l’avait alors dirigée vers une ONG libanaise qui aide ces enfants devenus adultes à retrouver leurs parents biologiques. Sur le site de l’organisation, on peut faire défiler les fiches des adoptés les unes après les autres avec la mention « could be fake names » inscrite à côté du nom des parents qui ont abandonné leurs bébés.

J’ai songé à reconstituer par des mises en scène ces moments qu’a vécus Salma et à les prendre en photos. J’ai passé de longues heures assis à dessiner des croquis dans ce couvent où le soleil apparaît en filaments de lumière sur les murs en vieille pierre. J’écoutais dans mes écouteurs les chants religieux a capella qu’elle avait enregistrés sur un magnétophone pendant la guerre et dont un fidèle de son église produisait les cassettes. Elle les distribuait à chaque combattant qui se rendait chez elle, cassettes que j’ai retrouvées dans le bazar de mon père.

Salma a une voix divine, et quand elle chante en assyrien ou la résurrection maronite, des frissons me prennent le corps et je me mets à trembler, trembler si fort que j’en viens à douter de mon incroyance envers Dieu. Je trouve surtout ma place dans le monde. À la question « Où te sens-tu chez toi ? », je pourrais répondre « Je suis de là, de ces chants », et ce n’est pas un hasard. Pour l’Église maronite, les gens qui ont voyagé ou qui sont nés ailleurs, on ne rêve plus qu’ils reviennent. On leur dit « Soyez des maronites, orientaux, témoins du Christ, à partir de votre mémoire » et cette mémoire, c’est la liturgie. L’exil a appris aux maronites, croyants ou non, à se détacher de la terre pour retrouver un autre point d’ancrage à travers les chants religieux. La musique est le véritable territoire des maronites. La diva Fairouz, qui est catholique, maronite et très croyante, disait même : « Si vous regardez mon visage lorsque je chante, vous verrez que je ne suis pas là. L’art est comme la prière. »

Quand j’ai le mal du pays et qu’il fait beau le dimanche matin à Paris, je me rends dans une église orientale de la capitale où les prières sont chantées en syriaque ou en araméen. J’ai une préférence pour les églises situées dans le cinquième arrondissement. C’est le rendez-vous hebdomadaire de beaucoup de chrétiens du monde arabe. À chaque fois que je m’y retrouve, je me sens transporté dans un village de la montagne libanaise. Tout le monde se connaît, tout le monde se salue et je dénote franchement au milieu des autres avec mon style de Parisien branché. Je m’installe entre les familles et les chauffeurs de taxi. Je me fais le plus discret possible, je me sens comme un imposteur parmi ces croyants et j’écoute la prière. Je ne sais jamais à quel moment je dois m’asseoir ou me lever mais je suis le mouvement général. Je quitte les lieux après avoir enregistré sur mon iPhone les premières secondes du speech du prêtre : « La vie est un cadeau, il faut embrasser la vie. Comme l’amour. L’amour est chose précieuse. L’amour, c’est des devoirs, mais aussi des droits. L’amour, c’est un package : vous donnez, vous prenez. » J’envoie l’extrait à mon ami Laurent, lui aussi Libanais maronite de Paris mais, contrairement à moi, pratiquant. Je garde l’espoir qu’un jour, à l’écoute de ces extraits, il admette la supercherie de ces hommes. Pour le moment, il n’en est rien. Il me répond : « Mais qui es-tu pour savoir que cet homme dit des âneries ? » Il a raison, au fond, qui suis-je ?